Philippe Gloaguen, fondateur des guides du Routard: “Le problème du tourisme n’est pas l’afflux de visiteurs, mais la gestion de ceux-ci”

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11 juin 2022

02:17

Le fondateur des guides du Routard était de passage à Bruxelles. Pour évoquer les voyages, son parcours, l’appétit de découverte des touristes, autour d’un apéro.

Le Cercle des voyageurs, un charmant bar-restaurant à côté du Manneken-Pis où se côtoient Bruxellois, expatriés et globe-trotters. À peine entré, on est déjà ailleurs. Un décor qui fait paraître nos vies toutes petites tant il invite au voyage avec ses 2,50 mètres de valises empilées qui tapissent la longueur des murs. Sous les valises, ce sont des rangées de livres à consulter. On y trouve pléthore d’exemplaires de “Art et civilisations”, mais aussi des titres comme “Les Animaux chasseurs”, “L’Atlas de l’Afrique” ou “les Alpes du bonheur”. Au ciel des hauts plafonds, ce sont deux cartes du monde qui sont dessinées: d’un côté “Les Amériques”, de l’autre “L’Europe et L’Afrique”. Dans les fauteuils club, deux copines papotent; sur les banquettes, des Anglais s’enfilent des moules et du vin blanc.

C’est ici que nous a fixé rendez-vous Philippe Gloaguen, le patron fondateur du célébrissime guide du Routard. Même lui est surpris en découvrant les lieux, il les prendra d’ailleurs en photo. En fait, il ne connaissait pas l’endroit, c’est son collaborateur de Bruxelles qui lui en avait parlé. “Le régional de l’étape”, lance-t-il avec amusement. Un homme avec lequel il travaille depuis plus de 20 ans – comme avec beaucoup d’autres. Il le reconnaît d’emblée, lui connaît assez mal la capitale. Parisien, Rhétais en été mais de souche bretonne, il revendique ses origines avec la même force que ceux qui n’ont jamais vécu dans “leur pays”. S’il ne connaît pas Bruxelles, il ajoute continuer à voyager beaucoup – “c’est le seul intérêt de ce métier” –, même si cela fait bien longtemps qu’il ne teste plus lui-même les adresses que le guide recommande. “Je vais vous confier une chose qui vous fera tout comprendre: cela fait 30 ans que je suis handicapé.” Une maladie rare, des années très dures, des hospitalisations à n’en plus finir. Et à l’arrivée, s’il sauvait sa peau, il perdait en revanche sa pleine capacité à se déplacer. “Pour faire simple, j’arrive à aller jusqu’à la Grand-Place, mais je serais bien incapable de faire le retour.”

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En conséquence de quoi, en sus de la direction du guide, il se spécialise désormais dans des choses extrêmement précises, comme des encadrés consacrés à l’architecture médiévale, qui le passionne. “Je pourrais même vous faire 3 heures sur les cathédrales”, ou bien encore sur La Dame à la licorne, les 6 tapisseries exposées au Musée de Cluny. “Si les 5 premières sont dédiées chacune à un sens (ouïe, vue, odorat, toucher et le goût), on s’est interrogé pendant des siècles sur la signification de la sixième. Ce n’est que récemment que nous avons découvert qu’il s’agissait de la bonté et de la tempérance, qui n’est donc pas un sens, mais la sublimation de l’homme. Avouez que c’est magnifique, non?”

On lui demande s’il en a, de la bonté et de la tempérance. “Faut demander aux autres, mais moi je vais vous dire deux choses dont vous ferez ce que vous voulez. Le guide, c’est 35 freelances et 22 personnes (19 femmes et 3 hommes) engagées sous statut d’auteur, un statut qui n’ouvre pas de droits au chômage en cas de covid. Je n’ai viré personne et j’ai payé tout le monde pendant deux ans. Et question rotation du personnel, la durée chez nous c’est 25 ans en moyenne. C’est que je ne dois pas être trop mauvais”, conclut-il alors.

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Des Indes à la France à vélo

Pour son apéritif, il nous dresse l’inventaire de ceux qu’il affectionne, sans avoir réalisé à ce stade que le but du jeu étant d’en siroter un ensemble. Surpris aussi, il se rabat sur un porto rouge quand il apprend que le bar n’a pas de Suze, encore moins de Malaga. “De Mala quoi?”, demande avec stupeur le serveur. Question boulot, aujourd’hui, et après avoir publié des centaines de guides consacrés au monde entier, Philippe Gloaguen nous revient avec deux beaux livres plus régionaux: “La France à vélo” et “Expériences et micro-aventures”, en France toujours. Des choix “très covid”, nés “évidemment” du confinement, explique-t-il encore.


“Les gens continueront toujours à voyager, mais de manière plus écologique.”

Si on repense à son tout premier guide, consacré à la route des Indes, on ne peut s’empêcher de penser que le monde a bien changé. Ce qu’il en pense, lui? C’est que les gens continueront toujours à voyager, mais de manière plus écologique, “voyez les trains de nuit qui reprennent du service”. Plus de mini city-trip en avion pour passer deux jours en amoureux à Rome, mais des séjours qui s’étaleront sur 5 jours. Autre réflexion pour lui: poursuivre le filon du guide, à savoir faire découvrir des régions peu ou pas connues. Une vision qu’il partage d’ailleurs à travers des conférences.


“Fondamentalement, je ne pense pas que le problème du tourisme soit l’afflux de visiteurs, mais la gestion de ceux-ci.”

Gestion des touristes

On lui demande si, à force d’être visitées et exploitées, ces régions ne perdraient pas tant en charme qu’en nature. “Ce n’est pas ça le calcul! Le calcul, c’est qu’il y a tellement d’hôtels et de restaurants qui n’arrivent plus à vivre, et qu’avec mon guide, moi je leur amène du monde. On ne parle pas d’un déferlement de millions de touristes qui débarquent subitement dans une région. Plus fondamentalement, je ne pense pas que le problème du tourisme soit l’afflux de visiteurs, mais la gestion de ceux-ci. Regardez le Colorado, je l’ai descendu à deux reprises et à chaque fois, j’ai l’impression d’être seul au monde alors que le site accueille 10 millions de visiteurs. Mais voilà, il y a des règles à respecter et le site est très contrôlé.” Une réflexion qu’il applique également au Louvre, le musée le plus visité au monde et qui, pour cette raison, devrait être ouvert tous les jours et même durant la nuit.


“Le drame, ce n’est pas le all-in, mais le fait que ce développement ne profite jamais à la population locale. Pour moi, le développement, c’est avant tout la sécurité de l’emploi.”

Secteur chahuté

Il rebondit ensuite sur ce qu’il estime être le vrai problème: “J’ai lu récemment un article passionnant dans le Monde consacré aux all-in à Punta Cana. Le journaliste disait que le drame, ce n’est pas le all-in, mais le fait que ce développement ne profite jamais à la population locale. J’adhère à 100% à son propos parce que pour moi, le développement, c’est avant tout la sécurité de l’emploi.” 

Terminant gentiment son porto, Philippe Gloaguen nous confie que si le tourisme est avant tout un facteur de paix, le secteur n’est pas non plus un long fleuve tranquille. “Si certains pays s’ouvrent, d’autres se ferment. Depuis qu’Erdogan est au pouvoir, nous vendons entre 20 et 30% de guides en moins. Et quand Trump est arrivé au pouvoir, nous perdions chaque année 5% sur les guides des États-Unis. Cette année, par exemple, on ne sortira pas le guide de la Chine. La Russie, c’est pareil. Vous voyez, il y a constamment des changements.”

5%

“Quand Trump est arrivé au pouvoir, nous perdions chaque année 5% sur les guides des États-Unis.”

Une chose reste cependant certaine: le guide du Routard reste la deuxième collection la plus vendue chez Hachette, “juste après Astérix”, s’amuse son fondateur. Quant à la mort annoncée du papier, les ¾ des lecteurs continuent à le préférer à l’appli. Et que cette année, comme chaque année, ce sont 130 guides qui seront publiés, à peine 30 de moins qu’avant le covid. De quoi passer un bel été!  


Que buvez-vous?

Apéro préféré: “ça dépend. Á midi souvent un petit blanc. Le soir, je suis plutôt Spritz, Suze ou Malaga.”

Á table: “Que du bourgogne, mais les moins chers, comme l’Irancy – le préféré de Louis XIV – et le Santenay.”

Dernière cuite: “Avec des amis de France Info, nous dînons chaque dimanche soir dans un resto brésilien et on boit des caïpirinhas. Parfois trop.”

À qui payer un verre: “Je l’ai déjà eue, c’était avec Hubert Beuve-Méry, le fondateur du Monde. Sans doute la rencontre la plus folle de ma vie.”


Le créateur des guides du Routard en 5 dates

1968: “Je réussis mon bac avec mention à 16 ans, j’avais un an et demi d’avance.”

1972: “Mon 1er voyage en Inde, ivre de liberté et gratifié de la confiance de mes parents.”

1989: “Je tombe gravement malade, le syndrome POEMS, qui me laissera handicapé.”

1996: “Le décès de mon père, une profonde tristesse.”

1992 et 1995: “La naissance de mes enfants. Ma raison de vie, ma raison d’être.”

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