« Le tourisme, ça s’apprend ! »

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Vacances, voyage, détente, découverte… Le tourisme recouvre en fait des pratiques bien différentes. Diriez-vous que cette activité est nécessaire aux hommes, et si oui a-t-elle toujours existé ?

Non, le tourisme n’a pas toujours existé, loin de là ! Certes, on trouve des traces de « proto-touristes » sur les chemins de Rome aux XVe et XVIe siècles, au premier rang desquels les Humanistes comme Montaigne ou Du Bellay. Mais le tourisme tel qu’on le conçoit aujourd’hui, c’est-à-dire comme une sorte de trêve dans une vie professionnelle et sociale marquée par la contrainte, n’apparaît pas avant le début du XIXe siècle.

Bio express

Jean-Didier Urbain est né le 1er
 août 1951.

Il est docteur en anthropologie sociale et culturelle de l’université Paris-Descartes.

Ses recherches se caractérisent par une approche inédite du tourisme.

C’est un phénomène étroitement lié à l’urbanisation de la société. Et la conséquence de cette urbanisation, c’est que les citadins réagissent à cette hyper concentration des individus en exprimant le besoin de sortir de la ville.

Ce besoin va susciter l’apparition des colonies de vacances, des séjours en bord de mer, des résidences secondaires, qui sont autant de réponses à cette vie de proximité qu’impose la ville.


En France, on associe généralement l’essor du tourisme à l’instauration des congés pays, en 1936. Qu’en pensez-vous ?

Il faut beaucoup nuancer les choses. La demande des congés pays était loin d’être prioritaire dans les revendications de l’époque, qui portaient surtout sur la réduction du temps de travail, l’augmentation des jours de repos, une meilleure représentativité syndicale et une meilleure couverture sociale. Il y a une mythologie qui veut que, dès l’instauration des congés payés, toute la France s’est répandue sur les routes en direction de la mer. Mais ce n’était pas le cas. Tous ces ouvriers étaient d’origine rurale, et s’ils ont pour certains profité de ces congés pour retourner dans leur famille lorsqu’elle n’était pas trop loin, beaucoup n’avaient tout simplement pas le goût du voyage.

Il y a une mythologie qui veut que, dès l’instauration des congés payés, toute la France s’est répandue sur les routes en direction de la mer


Le voyage ne séduisait pas en 1936 ?

Il faut comprendre que le voyage était associé à l’exode ou à la guerre, qui était souvent la seule occasion de voyager, jusqu’aux Dardanelles ou dans les colonies. On en revenait ou pas… Le voyage était donc plus associé au risque, voire à la mort, qu’au plaisir. Voyager pour le plaisir est une invention, qui impose peu à peu l’idée que voyager, c’est apprendre, découvrir, se faire plaisir, voir de belles choses. Mais tout cela n’est pas vraiment dans les habitudes des ouvriers de 1936 qui, à l’époque, ne vont d’ailleurs pas plus au théâtre ou au musée. Ce n’est pas pour rien que Léo Lagrange a créé les auberges de jeunesse, qui étaient d’ailleurs surnommées « écoles de tourisme », sous-entendant par-là que le tourisme, ça s’apprend ! C’est un peu comme le bain de mer : avant d’en profiter, il faut déjà vaincre sa peur et apprendre à nager.


La saison estivale arrive à grand pas et les réservations semblent reparties à la hausse. À quoi pourrait ressembler cet été 2022 ?

C’est un été très particulier qui s’annonce, coincé entre une pandémie et un confinement qui ont ébranlé toute la population et une guerre à l’horizon. Il y a donc un fort désir libératoire dans la population, qui veut retrouver des liens sociaux et (surtout) de l’espace, la possibilité de circuler de manière non contrainte. On veut passer d’un univers subi à un univers choisi.


En France, la restauration et l’hôtellerie peinent à trouver des travailleurs saisonniers. Est-ce une menace sérieuse pour l’industrie du tourisme ?

Ça peut devenir une menace sérieuse, d’autant que ça n’avait pas du tout été anticipé. Il y a toute une main-d’œuvre qui s’est évaporée pendant la crise sanitaire (on parle de 300 millions de salariés dans le monde !) et qui s’est réorientée. Or, alors que le secteur repart, cette main-d’œuvre ne revient pas. Mais cela peut aussi marquer l’accélération d’une tendance, avec un tourisme de plus en autonome, qui se passe de plus en plus des services qui existaient jusqu’à présent, délaisse les hôtels pour Airbnb, abandonne les voyagistes au profit du numérique et finit par autoproduire son propre voyage. Cette mutation est irréversible, comme le montre l’effondrement d’un voyagiste aussi puissant que Thomas Cook.


Cela signifie-t-il que le tourisme dit « de masse » est condamné ?

Il a encore quelques belles années devant lui, mais le tourisme hyper organisé, hyper programmé, hyper coordonné, risque d’être malmené. Parce que des réseaux alternatifs s’organisent autour du troc locatif, des échanges d’appartement et des possibilités infinies du numérique. Auparavant, vous aviez besoin d’un tiers pour entrer en contact avec un loueur immobilier, une compagnie aérienne, organiser une excursion… Aujourd’hui, le numérique a rendu le recours à ce tiers beaucoup moins systématique.


95 % des vacanciers se concentrent sur 5 % de la planète. Est-ce tenable ?

Non, évidemment ! Il faut en finir avec l’hyper concentration, avec une gestion des flux touristiques qui conduit inévitablement à l’embolie. Un anthropologue américain, Dean Maccannell, avait cette formule pour résumer cette hyper concentration. Il disait : « Quand un de mes concitoyens part à l’étranger, il part en Europe. S’il part en Europe, il va en France. S’il va en France, il va à Paris. S’il va à Paris, il va au Louvre. Et s’il va au Louvre, il va voir la Joconde. » On n’a jamais rien fait pour réduire cet « effet entonnoir », que l’on retrouve dans toutes les destinations touristiques !

Le discours écologiste intégriste qui veut en finir avec le tourisme est très dangereux


Quelles sont les solutions ?

La limitation, à travers des mesures de restriction d’accès à certains sites comme cela se fait déjà sur l’île de Porquerolles, sur le Mont-Blanc, dans certaines calanques des environs de Marseille ou certaines criques bretonnes du Finistère. Ensuite, on peut jouer sur la dispersion, qui consiste à mettre en valeur d’autres sites, des patrimoines alternatifs qui permettront d’éviter cet « effet fourmilière » qui finit par tuer les destinations les plus courues. On peut également « démarketer », c’est-à-dire ne plus faire la promotion de certaines destinations.


Vous développez une analyse lucide et donc critique sur le tourisme, mais vous restez favorable à sa pratique. Quelles sont ses vertus ?

Le tourisme est la meilleure chose qui puisse arriver à l’humanité ! Parce que c’est la meilleure façon d’éviter les égocentrismes, les ethnocentrismes, les nationalismes. Si on ne se rencontre pas, si on ne constate pas que d’autres peuvent vivre d’une autre façon, on passe à côté de toute une partie de la communauté humaine. En ce sens, le discours écologiste intégriste qui veut en finir avec le tourisme est très dangereux. Pour être un citoyen de la planète, il faut avoir conscience de sa diversité. Et pour cela, il faut bouger. Même si, évidemment, il faut concilier cela avec des objectifs de protection de l’environnement.

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