La parenthèse du covid refermée, retour au “business as usual” pour le tourisme

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Voyager mieux, plus lentement, plus respectueusement, moins loin, depuis chez soi ou en travaillant. Comme dans la mode, à chaque saison sa nouveauté. De vraies vagues ou juste un brin d’écume?

Telle est la loi, non écrite mais tenace, du tourisme. Des tendances nouvelles, chaque saison, tu mettras en avant. Et ça ne rate pas. Après le tourisme “vert” ou durable, on a vu défiler le “slow tourisme”, les “staycation” – soit le fait de passer des vacances tout en restant dormir chez soi et en rayonnant depuis ses pénates -, voire les “workation” – autrement dit, le fait de partir en vacances tout en continuant à travailler. Néologismes et anglicismes obligatoires.

Qu’en est-il réellement? Ces nouveaux concepts – même si chacun de ces deux termes se discute – forment-ils concrètement une vague de fond? S’agit-il plutôt d’un vague clapotis? On a tenté d’en savoir plus; suivez le guide.


“Il est ardu de parler des phénomènes touristiques, parce que nous manquons cruellement de données et d’informations. Les données à disposition le sont souvent avec retard et sont parcellaires, ne reflétant que partiellement la réalité.”

Jean-Michel Decroly

Professeur de géographie et de tourisme (ULB)

On va commencer par poser les bases. “Je le rappelle toujours, insiste Jean-Michel Decroly, professeur de géographie et de tourisme à l’ULB. Il est ardu de parler des phénomènes touristiques, parce que nous manquons cruellement de données et d’informations. Les données à disposition le sont souvent avec retard et ont un caractère parcellaire, ne reflétant que partiellement la réalité.” Notamment parce que certains modes de déplacement ou d’hébergement “passent totalement sous le radar”.

A fortiori, quand il s’agit d’envisager l’évolution des pratiques ou des nouvelles modes, on nage dans le brouillard. “On se situe dans l’approximation, c’est très difficile à quantifier.”

Pas si démocratique que cela

Ceci étant dit, un brin de contexte belge. Sur une année “normale”, autrement dit en dehors d’une pandémie, environ 40% des Belges n’effectuent pas de déplacement touristique de quatre nuitées ou plus. “On oublie cela: au cours d’une année, 40% de la population ne part pas en vacances. Oui, il y a eu une démocratisation du tourisme; celui-ci reste toutefois inaccessible pour une partie de la population.”

40%

des Belges

Sur une année “normale”, autrement dit en dehors d’une pandémie, environ 40% des Belges n’effectuent pas de déplacement touristique de quatre nuitées ou plus.

Les finances ne sont toutefois pas la seule raison de cette sédentarité touristique. “Il y a aussi des questions de santé, ou d’âge. Sans oublier l’impact du haut taux de propriétaires en Belgique, certains consacrant plusieurs jours libres à l’entretien de leur bien. En France ou aux Pays-Bas, où le taux de propriété est moindre, la proportion de personnes ne partant pas tourne autour des 25% à 30%.”


“La conjonction de la crise sanitaire et des enjeux climatiques a constitué un contexte favorable pour le développement du tourisme domestique. La grande question étant de savoir si cette tendance a survécu à la reprise signée 2022.”

Jean-Michel Decroly

Professeur de géographie et de tourisme (ULB)

Ceci encore: en temps normal, la plupart du temps, partir implique de jouer à saute-frontières. “Sur l’ensemble des séjours, 20% s’effectuent en Belgique et 80% à l’étranger. Soit l’inverse de la situation française.” Évidemment, 2020 et 2021 ne relevaient pas de ce “temps normal” et ont généré un engouement, un brin forcé, pour les expéditions belgo-belges.

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La conjonction de la crise sanitaire et des enjeux climatiques a constitué un contexte favorable pour le développement du tourisme domestique. On ne dispose pas encore d’enquêtes précises, mais les retours du terrain indiquent un certain succès d’un tourisme plus ‘naturel’, des randonnées, promenades à vélo, logements un peu à l’écart, soit autant de petits isolats permettant de ne pas être en contact avec les autres.” La grande question étant de savoir si cette tendance a survécu à la reprise signée 2022. “Mon impression étant celle d’une parenthèse se refermant et d’un retour au ‘business as usual’.”

Le retour du “traditionnel”

Qu’en dit le retour du terrain? Que oui, la pandémie a profité au tourisme de proximité, à cette volonté de dénicher l’exotisme à côté de chez soi. “Via des expériences alternatives, comme des hébergements spéciaux, naturels notamment, commente Frank Bosteels, porte-parole de Connections. Et quand il était question de traverser une frontière, le choix se portait tout de même sur des destinations moins courues et plus naturelles afin d’éviter la cohue. Nous avons aussi observé un certain essor des ‘vans’, sorte de compromis entre le camping-car et la voiture, offrant à la fois de la flexibilité et l’intimité de la bulle.”


“Si nous sommes ouverts aux alternatives, force est de constater qu’elles restent marginales. Ce n’est pas le ‘boom’ attendu; les gens se replient déjà sur des modes de voyages très traditionnels.”

Frank Bosteels

Porte-parole de Connections

Ces tendances, l’agence de voyages y est attentive. “Nous essayons de les embrasser, même de les devancer si possible, poursuit Frank Bosteels. Cependant, si nous sommes ouverts aux alternatives, force est de constater qu’elles restent marginales. Ce n’est pas le ‘boom’ attendu; les gens se replient déjà sur des modes de voyages très traditionnels.

“Nous sommes repartis dans les mêmes travers”

Reprise des affaires, inflation, crise énergétique et incertitude sanitaire sont passées par là. “Toutes les bonnes résolutions de ‘voyager autrement’ ont été rattrapées par la réalité. Prenez les croisières, dont on pouvait penser qu’elles ne se remettraient pas de la pandémie. Tout le monde a vu ces images de paquebots transformés en ghettos, où le virus pouvait proliférer à son aise. Eh bien, contre toute attente, c’est un produit qui fonctionne très bien. Les croisiéristes ont foi en l’avenir et les commandes de nouveaux bateaux s’empilent.”


“Les vacances ne sont pas un produit de consommation rationnel; cela relève plutôt de l’émotionnel.”

Frank Bosteels

Porte-parole de Connections

Autre exemple. “Avant la pandémie, on parlait de suffocation touristique à Venise, Barcelone ou sur certaines plages des Philippines ou de Thaïlande. Eh bien, nous sommes repartis dans les mêmes travers. Retour à la case départ. Les vacances ne sont pas un produit de consommation rationnel; cela relève plutôt de l’émotionnel. On réagit sur la base d’envies, de perceptions ou d’intuitions.”

Parmi les rescapées de la pandémie, chez Connections, on pointe peut-être les vacances résidentielles. Soit le fait de louer sa villa ou sa maison et d’y passer ses vacances, un peu dans sa bulle. Cela n’a-t-il pas toujours existé? “Bien sûr, mais principalement en ‘circuit court’, via des connaissances. Traditionnellement, le Belge est plutôt un vacancier d’hôtel. Cette année, c’est un produit qui a très tôt été pris d’assaut et ce qui reste est hors de prix.”

Et le train là-dedans?

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Frémissement certes, mais aussi basculement. “Depuis les années ’90, on ne faisait que supprimer des lignes; voilà à présent que l’on en remet. C’est un retournement qui s’opère, même si timidement. Or il va bien falloir se faire à l’idée qu’il s’agit de la montée en puissance d’une autre forme de déplacement, parce que les énergies fossiles risquent un jour d’être réservées à des usages ‘essentiels’. Bien sûr, cela ne se fera pas une fois et il reste le problème de la barrière tarifaire. On parle d’un horizon d’une vingtaine d’années.

Quant au reste, il se situe encore plus dans la marge. Les vans? “Il existe un certain engouement, notamment chez les jeunes.” Impossible à chiffrer, relève le professeur de tourisme. “Ce type de voyage passe totalement sous les radars, notamment parce qu’il ne génère pas d’enregistrements dans les hébergements.” Marge aussi pour le vélo. “Cela concerne une frange très modeste des voyageurs. On doit tourner à maximum 2% ou 3%; allez, disons 5% pour être sûr.”

Voiture et avion, la part du lion

Il ne faudrait pas se bercer d’illusions: la voiture et l’avion dominent de manière écrasante les déplacements touristiques, que ceux-ci soient domestiques ou internationaux. “Comme si les enjeux énergétiques et climatiques n’étaient pas à même de modifier profondément nos pratiques; pour cela, il faudra sans doute une hausse draconienne du coût des transports reposant sur les énergies fossiles. Les enquêtes le montrent: même pour des personnes sensibilisées, avec des pratiques écoresponsables, soucieuses de réduire au quotidien leur empreinte énergétique, il subsiste une barrière difficile à franchir: se brider sur les déplacements touristiques.


“Dans les années ’60, ce droit aux vacances se mue en une sorte de norme. Vous devez voyager. Utiliser vos vacances pour un voyage touristique, vu comme étant la meilleure façon de rompre avec les maux du quotidien.”

Jean-Michel Decroly

Professeur de géographie et de tourisme (ULB)

Une question d’imaginaire, entre autres. Durant l’entre-deux-guerres, la population acquiert un accès large aux vacances, retrace Jean-Michel Decroly. “Dans les années ’60, ce droit aux vacances se mue en une sorte de norme. Vous devez voyager. Utiliser vos vacances pour un voyage touristique, vu comme étant la meilleure façon de rompre avec les maux du quotidien. C’est encore très prégnant, et ce malgré le caractère parfois pénible des déplacements lointains.” Un devoir du déplacement touristique qui est basé sur l’idée que l’altérité se trouve loin de chez nous. “Comme s’il n’était pas possible de trouver de la diversité en Belgique.”

“Workation”, vraiment?

Restent alors ces improbables déclinaisons de “vacation”. “Staycation”? Voilà qui fait de cette sédentarité touristique un choix. “Alors qu’il s’agit la plupart du temps d’une contrainte”, rappelle Jean-Michel Decroly. Je ne dis pas qu’une petite tendance ne se développe pas, mais c’est à la marge et concerne essentiellement un public socioéconomiquement privilégié.”


“Depuis l’apparition des technologies de l’information et de la communication, on assiste à une imbrication croissante entre temps libre et temps de travail. Actuellement, de nombreuses personnes emmènent avec elles de quoi travailler en vacances, et restent connectées.”

Jean-Michel Decroly

Professeur de géographie et de tourisme (ULB)

Workation, enfin. Avec le petit dernier de la famille: le “teletravel” – ça ne s’invente pas. Ou comment envoyer ses employés pour de longs séjours à l’étranger, mariant tourisme et travail. Révolutionnaire? “Depuis l’apparition des technologies de l’information et de la communication, on assiste à une imbrication croissante entre temps libre et temps de travail. Actuellement, de nombreuses personnes emmènent avec elles de quoi travailler en vacances, et restent connectées. Cela ne date pas d’hier, ce développement a été progressif.”

La nouveauté réside ici dans un savant emballage marketing. Un classique. “Une pratique émerge, puis vient un agent économique qui va tenter d’en tirer un profit et développe des offres liées à cette pratique.” Avec parfois une réponse du berger à la bergère. “Comme ces hébergements qui mettent en avant l’absence d’accès à internet et valorisent la déconnexion.” Action, réaction, en somme.


Après la destination, l’expérience

Parmi toutes les tendances, s’il en est une bien concrète, c’est celle-là. Le défilement des générations et l’évolution des aspirations. “Les jeunes se mettent à vieillir, rigole Frank Bosteels, porte-parole de Connections. Et ont d’autres attentes que la génération issue du baby-boom. Le baby-boom, c’est le début du voyage institutionnalisé, chaque année au même endroit. C’est aussi l’ouverture au monde et l’apparition de ‘collectionneurs’, qui enfilent les pays.”

Plus trop à la mode. “À présent, les gens cherchent d’autres dimensions, au-delà de la destination. Ce qui compte, c’est de vivre une expérience.” Et, tant qu’à faire, la partager sur les réseaux sociaux. “Regardez où je suis, ce que je fais ou ce que je mange. De quoi affirmer son statut et se forger une identité.”

Une évolution qu’ont suivi les voyagistes. Il suffit d’observer les affiches. “Avant, il y avait une grande photo d’un palmier sur une plage, avec un nom: Phuket. Maintenant, il n’existe presque plus de destination suffisamment forte pour faire rêver d’elle-même, à l’exception de quelques icônes comme Bora-Bora ou New York.”

Non, en premier plan, se trouve une personne qui fait ou vit quelque chose. “L’expérience est au centre.” Et cela dépasse la simple affiche, pour s’inscrire au programme. “Prenez un itinéraire en Thaïlande. Il n’est plus question d’enchaîner les temples à bord d’un car. Maintenant, on glisse une randonnée à vélo dans les alentours de Bangkok, un voyage en train de nuit jusqu’à Chiang Mai, où l’on commencera la journée dans un marché pour suivre un cours de cuisine afin d’apprendre des recettes traditionnelles. Autant d’activités où l’on n’est pas passif, mais acteur du voyage.


Série – La relance du tourisme (3/3)

Alors que s’annonce un été sans (trop de) restrictions sanitaires, dans quel état d’esprit le secteur du tourisme aborde-t-il la reprise?

19/07 > Le secteur a repris des couleurs économiques.

20/07 > La pénurie de main-d’œuvre freine-t-elle la reprise?

22/07 > Les dernières tendances, lame de fond ou phénomène marginal?

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