Les labels promettant un tourisme durable se multiplient depuis quelques années. Pourtant, ils ne remplissent pas toujours leur mission, selon vous. Pourquoi ?
La question du tourisme durable est apparue dès les années 1990, dans des conférences internationales. Je me souviens qu’en 1989, le président des Canaries affirmait que nous entrions dans une nouvelle ère. Mais dans les faits, rien n’a changé ou presque, et l’urbanisation a été galopante. Dans de nombreux cas, le tourisme durable n’a servi que d’effet d’affichage pour créer de nouveaux lieux dans des environnements protégés, comme la station russe de sports d’hiver de Rosa Khutor (qui a accueilli les épreuves de ski des Jeux olympiques d’hiver de Sotchi), au cœur d’un parc national.
Pour beaucoup de lieux et d’entreprises, le « tourisme durable » est un simple argument marketing, qui n’est pas assorti de contraintes ou de réalisations. À ce titre, citons l’île de Sir Bani Yas, à Abu Dhabi, couronnée meilleure destination durable du monde en 2019. Pourtant, elle se situe dans l’une des zones touristiques les plus artificialisées de la planète, et l’accès se fait en avion ou bien en bateau après 3 h 30 de route depuis l’aéroport international. De plus, elle propose des safaris en 4×4, comporte trois resorts dans un lieu qui n’a pas d’eau et qui ne produit aucune denrée agricole. Cela en dit long sur le dévoiement de l’étiquette « tourisme durable ». Ce genre de développement – comme la construction d’une piste de ski à Dubai par exemple – révèle la stratégie des Émirats arabes unis pour préparer l’après-pétrole. Mais ce ne sont pas pour autant des activités durables !
Face à toutes ces problématiques, quelles mesures suggérez-vous ?
Je propose d’abord une mesure symbolique, afin de montrer que nous entrons dans une nouvelle ère où tout n’est plus permis : la sanctuarisation touristique de l’Antarctique. Le flux de touristes là-bas est encore faible, et il n’y a pas de populations sur place qui dépendent du tourisme pour vivre. La plupart des voyageurs viennent de l’hémisphère nord, donc l’émission de gaz à effet de serre pour venir jusqu’à ce continent est considérable. Je ne prétends pas que cette sanctuarisation peut régler le problème dans son intégralité. Mais il me paraît souhaitable qu’une partie de la planète encore à peu près préservée demeure à l’abri des activités humaines. Plus globalement, les destinations touristiques ne doivent pas hésiter à limiter leur capacité d’accueil, tout en l’exploitant mieux.
Qu’en est-il des mesures concernant l’aviation, premier secteur responsable des émissions de gaz à effet de serre touristiques ?
La première mesure consisterait à supprimer les liaisons aériennes pour lesquelles il y a des substituts terrestres à faible émission de CO2 – c’était d’ailleurs l’une des propositions de la Convention citoyenne pour le climat.
Il faut aussi taxer le carburant de l’aviation. Aujourd’hui en France, il est exempt de toutes taxes, et ce depuis 1944, en vertu de la convention de Chicago. Alors même que les États ont la possibilité de taxer le carburant des vols nationaux. Il me semblerait normal que les carburants aériens soient taxés au même niveau que les carburants terrestres. En mai 2019, un rapport de la Commission européenne a évalué qu’une taxe de 33 centimes par litre de carburant contribuerait à une baisse de 1 % des émissions de CO2 du secteur aérien.
Il serait également bon de taxer davantage les voyageurs fréquents, avec l’instauration d’une taxe progressive sur les vols des touristes réguliers. Tout le monde aurait droit à un vol non taxé par an, après quoi une taxe de plus en plus élevée s’appliquerait aux vols supplémentaires. Il s’agirait aussi de décourager le tourisme des très longues distances, de pénaliser les courts séjours desservis par de longs trajets (par exemple les week-ends à New York pour des Européens), notamment en modulant le tarif en fonction du nombre de nuits séparant l’aller du retour.
Après la pandémie, croyez-vous à la transformation durable du tourisme ?
Je vois deux mouvements contradictoires : d’un côté, le désir légitime d’accès au tourisme des nouvelles classes moyennes qui se développent, en Chine, en Inde, etc., et qui vont contribuer à accroître encore le nombre des déplacements. D’un autre côté, une nécessité croissante de faire enfin entrer le tourisme dans la transition écologique, ce qui exige de grands changements. Certains sont en cours du fait de la pandémie de COVID-19. C’est le cas du tourisme d’affaires, le plus pénalisé. Les entreprises ont compris qu’il y avait là une source d’économies (un milliard de dollars pour Amazon en 2021…) à la faveur du développement des visioconférences. C’est aussi une opportunité de davantage respecter les objectifs de décarbonation.
Par ailleurs, la pandémie et les confinements ont permis de découvrir des lieux proches. C’est la rengaine du moment : voyager lentement vers des espaces voisins, peu fréquentés.
Enfin, il y a un changement de mentalité. Par exemple, la « honte de prendre l’avion » (« flygskam », en suédois), apparue en Suède en 2018. Une enquête de l’Union des banques suisses menée en 2019 a montré que 21 % des personnes interrogées assuraient avoir déjà décidé de réduire leurs voyages en avion au cours de l’année écoulée. Est-ce un mouvement durable et qui se diffusera en dehors de l’Europe occidentale, des États-Unis et du Canada ? Il est trop tôt pour le dire. Mais depuis ses débuts, le tourisme est une suite d’inventions par les touristes eux-mêmes. Quand j’affirme que surgiront, au sein des jeunes générations, de nouvelles pratiques adaptées à ces contraintes environnementales, je suis assez sûr de moi .