DÉCRYPTAGE – Le réseau social chinois, qui bat des records de fréquentation depuis le début de la pandémie de Covid-19, veut maintenant s’attaquer au secteur du tourisme. Quitte à marcher sur les plates-bandes de son rival américain.
Le soleil se couche sur la terrasse de la suite Isabelle Huppert. Coupe de champagne à la main, le directeur de l’hôtel Martinez, Yann Gillet, observe les reflets orangés du ciel sur la Croisette. La vidéo de quelques secondes est le dernier contenu posté sur son compte TikTok. En smoking sur sa photo de profil, le responsable de 51 ans se met en scène dans le cinq-étoiles emblématique de Cannes. Il y distille des conseils sur les «gentlemans manners». Nouer sa cravate, plier sa pochette de costume ou réaliser un double nœud Windsor pour lacer ses souliers… Des vidéos qui alimentent aussi le compte officiel de l’hôtel.
«TikTok est un moyen de s’adresser à une communauté qui ne s’intéresse pas forcément à nous, raconte Yann Gillet. L’objectif est que cette clientèle vienne dans dix ans quand elle en aura les moyens». «C’est aussi une histoire d’image», ajoute-t-il. L’opération de communication n’en est qu’à ses balbutiements. Ces vidéos ont suscité, pour l’heure, un peu plus de 4000 likes sur le compte du directeur. Celui de l’hôtel Martinez en a obtenu encore moins. C’est peu ? Qu’importe, au sein du groupe Hyatt, propriétaire de l’établissement, l’idée plaît. La société américaine songerait même à se lancer sur la plateforme.
TikTok fait partie des cinquante sites les plus visités et est la dixième application la plus populaire de France
Ouisncf, la ville de Cannes, Transavia ou encore le Château de Versailles… En France, les acteurs du tourisme sont de plus en plus nombreux à vouloir, comme l’hôtel Martinez, s’approprier ce qui pourrait devenir un formidable outil de communication. La plateforme chinoise bat des records de fréquentation depuis le début de la pandémie de Covid-19. Entre juillet 2020 et septembre 2021, l’application a gagné plus de 300 millions d’utilisateurs.
Elle n’a pas encore atteint le niveau d’Instagram, qui fait figure d’institution en matière d’inspiration de voyage sur les réseaux sociaux. En janvier 2021, le réseau américain dénombrait 1,2 milliard d’utilisateurs actifs (c’est-à-dire qui poste ou réagit à du contenu au moins une fois dans le mois), contre 689 millions pour TikTok selon une étude de We are Social. Un chiffre qui a depuis presque doublé puisque Tik Tok se targue d’avoir dépassé le milliard d’utilisateurs actifs dans le monde, seulement quatre ans après avoir absorbé sa concurrente Musical.ly. En France, la plateforme a fait son entrée parmi les cinquante sites les plus visités et est devenue la dixième application la plus populaire.
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Investir le secteur du voyage
TikTok est une application de partage de vidéos créée en 2016 par la société chinoise ByteDance. Elle a été lancée en France il y a trois ans. Elle met à disposition un flux de vidéos sélectionnées pour l’utilisateur et choisies en fonction de ce qui retient son attention. Nul besoin d’avoir un vaste réseau d’amis ou de s’abonner à qui que ce soit, il suffit de glisser son pouce du haut vers le bas pour passer d’un contenu à l’autre. L’algorithme fait le reste. On peut tout de même s’abonner à certains créateurs, afin de retrouver leurs contenus plus facilement.
Tout un chacun peut poster une séquence qui sera visionnée par des milliers de personnes. Les vidéos sont courtes, voire très courtes. La durée maximum vient d’être augmentée à trois minutes, mais la plupart ne dépassent pas 30 secondes. En réalité, beaucoup se limitent à 10 secondes à peine. À ses débuts, l’application a fait fureur chez les ados, qui rivalisaient de chorégraphies sur les tubes du moment. Depuis le début de la pandémie, l’âge des utilisateurs aurait progressé. Selon une étude Kantar commandée par TikTok en 2020, 67% des utilisateurs auraient aujourd’hui plus de 25 ans.
Fort de cette croissance insolente, le réseau affiche la volonté d’investir le secteur du voyage. «C’est une grande priorité pour TikTok, nous confirme Arnaud Cabanis, directeur de la monétisation chez TikTok France. La plateforme compte plus de 40 milliards de vidéos de voyage». Le hashtag #voyage a été consulté plus de 1,1 milliard de fois depuis l’arrivée du réseau social en France, il y a trois ans. Et selon une étude réalisée par Walnut Unlimited en 2021 à l’initiative de TikTok «49% des utilisateurs déclarent avoir réservé un voyage ou acheté un produit lié au voyage après avoir été inspirés par un contenu vu sur TikTok».
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N’allez pas sur Instagram mais sur TikTok
Bruno Maltor
La plateforme chinoise est sur une pente ascendante. Et ses contenus sur le voyage se développent rapidement. «On me demande parfois des conseils pour savoir comment percer sur Instagram, raconte le créateur de contenus Bruno Maltor. J’ai envie de répondre, “n’allez pas sur Instagram mais sur TikTok” ». À 30 ans, ce blogueur et influenceur de voyage depuis dix ans sur YouTube et Instagram, vient de lancer sa marque de vêtements et accessoires dédié aux globe-trotteurs. Il est de plus en plus actif sur TikTok. Au cours des six derniers mois, il a même gagné 100.000 abonnés, pour atteindre un total de 293.000. C’est plus que son nombre de followers sur YouTube mais moins que son compte Instagram, qui conserve une légère avance avec 350.000 abonnés.
C’est pourtant sur TikTok qu’il bat des records de likes. Plus de 100.000 personnes ont appuyé sur le petit cœur de certaines de ses vidéos, «ce que je n’ai jamais connu sur une autre plateforme». «Sur TikTok, c’est maintenant que ça se passe. Je poste plusieurs fois par jour, contre une à deux fois par semaine sur Instagram», affirme Bruno Maltor. Certes, les vidéos TikTok sont plus courtes et donc rapides à monter. «Il faut aller droit au but, raconter une histoire en très peu de temps», explique de son côté Florin Defrance, autre créateur de contenus de voyage, nanti de 145.000 abonnés.
Pas de géolocalisation
Une recherche avec le mot-dièse «#voyage» génère une multitude de vidéos très courtes. Une jeune femme glissant sur un toboggan dans la mer, deux visiteurs au zoo ou un jeune homme qui raconte sa rencontre avec un chien pendant un voyage à vélo en Chine… Souvent amusantes et divertissantes, elles ne font pas office de guide ou de conseils de voyage. D’autant que ces contenus sont rarement localisés. Seul le pays ou la région où ils ont été filmés apparaît dans la description, au bon vouloir de son auteur. Peu pratique pour tenter de retrouver le lieu exact où la vidéo a été tournée et y prévoir une excursion.
Certains créateurs utilisent pourtant la plateforme pour donner des conseils de voyage. Florin Defrance a lancé son compte TikTok en mars 2020 lors du premier confinement, au moment où la plateforme explose. «J’ai commencé par des souvenirs de voyage. J’explique qu’on a roulé 2 heures, qu’on est passé par tel endroit, etc. L’idée est de partager plus que seulement la photo du bel endroit à la fin du trajet, et de montrer aux gens que c’est faisable». Rapidement, il gagne de nombreux abonnés. «Je pensais que tout le monde connaîtrait ce dont j’allais parler, mais pas du tout. Le public est assez jeune et n’a pas forcément eu l’occasion de beaucoup voyager.»
La monétisation d’une vidéo est possible à partir de 100.000 vues, mais de nombreux paramètres entrent en jeu comme la régularité ou le nombre de likes. Un budget de 350 millions d’euros sur trois ans est prévu pour rétribuer les créateurs de contenus européens préférés des utilisateurs, nous indique-t-on chez TikTok. Florin Defrance, de son côté, touche moins de 10 euros par mois. Autant dire que cela n’est pas près de remplacer son activité principale de réalisateur. Il poste parfois des contenus en partenariats avec des marques qui cherchent à faire la promotion de leurs produits. «Ça permet d’avoir un petit bonus mais ce n’est pas ce qui me fait vivre».
Vidéos spontanées contre photos travaillées
Dernièrement, le trentenaire a posté plusieurs vidéos de conseils de voyage bien précis : comment télécharger des cartes Google Maps sur son téléphone pour les consulter hors connexion ou encore comment trouver des billets bon marché sur Google Flights. «Sur TikTok, ce n’est pas la qualité esthétique qui prime mais plutôt comment les gens s’identifient à l’histoire racontée dans la vidéo. Pas besoin d’être un réalisateur talentueux, à la différence d’Insta où il faut faire du beau mais où il y a moins d’anecdotes.»
L’ADN d’Instagram reste le partage de photos. Les contenus sont moins spontanés mais plus travaillés, et sont dotés d’un outil de géolocalisation permettant de retrouver tous les contenus postés sur le lieu d’où est prise une photo ou vidéo. Utile pour se renseigner sur une destination. Les vidéos, qui n’ont fait leur entrée que plus tard, restent minoritaires et sont en général plus longues. Même si en 2020, le réseau social américain a lancé les Reels, un format vidéo de 15 secondes maximum avec du contenu audio et des effets en réalité augmentée. La durée maximale est maintenant passée à une minute, mais l’outil reste largement inspiré de TikTok.
L’opérateur chinois marche lui aussi sur les plates-bandes de son rival. Il vient d’augmenter la limite de durée maximum des vidéos à trois minutes, contre seulement une minute auparavant. Mais avant de remporter la mise, la plateforme a encore quelques batailles à mener. Elle doit notamment régler le problème des effets néfastes qu’on lui soupçonne d’avoir sur la jeunesse. Même dans son pays natal, l’application a dû limiter à 40 minutes par jour son utilisation pour les moins de 14 ans. Il va falloir préparer ses voyages en quatrième vitesse.