Depuis l’année dernière, alors que des milliers de Masai risquent d’être expulsés, la réserve naturelle de Ngorongoro [l’aire de conservation du Ngorongoro est une zone protégée située dans le bord de la Tanzanie] fait l’actualité.
Cela fait plusieurs dizaines d’années que la présence des Masai à Ngorongoro préoccupe les autorités chargées de la protection de l’environnement, les ONG, les entreprises de tourisme et l’État tanzanien, qui leur reprochent de nuire à la beauté naturelle du Ngorongoro.
Au nom de la lutte pour l’environnement
Ce n’est certes pas la première fois que les habitants de Ngorongoro vivent sous la menace d’une relocalisation mais le gouvernement tanzanien est cette fois apparemment déterminé à déloger des milliers de bergers Masai au nom de la protection de l’environnement.
Pour mieux comprendre pourquoi les Masai sont perçus comme une menace pour le Ngorongoro, il faut se pencher sur l’histoire de la défense de l’environnement en Tanzanie qui reste liée à la colonisation.
En déplaçant les Masai du Serengeti au Ngorongoro dans les années 1950 (où d’autres Masai vivaient déjà avant la création du parc national du Serengeti), l’administration coloniale britannique et les associations internationales de défense de l’environnement cherchaient à protéger le Serengeti des bergers. Ce faisant, ils avaient promis aux Masai qu’ils ne seraient jamais expulsés des hauts plateaux du Ngorongoro.
À l’époque, l’administration coloniale et les écologistes occidentaux n’avaient apparemment pas compris à quel point la protection du Serengeti était absurde puisque les populations mises en cause avaient justement conduit à la création des célèbres plaines du Serengeti grâce à leurs pratiques d’occupation des terres et de gestion de l’environnement.
Pour les colonisateurs européens, le déplacement des Massais était non seulement une bonne chose pour la nature, mais aussi pour les populations expulsées elles-mêmes.
Aujourd’hui encore, les populations vivant autour des zones protégées de Tanzanie continuent d’être traitées de manière profondément paternaliste de la part de l’État, qui les perçoit comme des populations arriérées à qui il faut apporter modernisation et de développement.
La plus grande source de devises étrangères du pays
L’État ressort son discours colonial de mission civilisatrice chaque fois que des Masai ou d’autres éleveurs sont délogés au nom de la “protection” et du “développement” en Tanzanie. Si cet héritage colonial persiste aujourd’hui, ce qui a changé depuis la fin du régime colonial, c’est le rôle primordial de l’industrie du tourisme dans la Tanzanie d’aujourd’hui.
Au moment de la création de zones protégées en Tanzanie, le tourisme était encore un secteur économique balbutiant et était mal intégré dans les circuits touristiques mondiaux. En outre, dans la Tanzanie socialiste de Nyerere [président de la République de 1964 à 1985], le rôle du tourisme avait fait l’objet de vifs débats et était profondément contesté, comme le montre l’ouvrage d’Issa Shivji publié en 1973 et intitulé Tourism and Socialist Development (malheureusement épuisé aujourd’hui).
Les Africains devaient-ils se prêter à ces “attitudes de soumission extrêmement humiliantes à base de ’memsahib’ et de ’sir’” afin de “créer un climat hospitalier pour les touristes” en échange de devises étrangères ? En d’autres termes, les promesses économiques du tourisme pouvaient-elles compenser le prix de l’“impérialisme culturel” ? Ces questions étaient centrales il y a cinquante ans – des questions qui semblent presque totalement obsolètes aujourd’hui.
Depuis la libéralisation de l’économie tanzanienne dans les années 1980, l’État travaille en étroite collaboration avec les ONG occidentales de protection de la nature, les donateurs et des entreprises touristiques privées afin de développer le secteur du tourisme en Tanzanie. Aujourd’hui, le tourisme finance des projets environnementaux dans tout le pays et constitue une source de richesse et de pouvoir pour les élites politiques et économiques tanzaniennes.
En 2017, près de 650 000 touristes se sont rendus dans le Ngorongoro pour un revenu d’environ 56 millions de dollars [53 millions d’euros] en droits d’entrée. Avant la pandémie, la contribution directe et indirecte du tourisme au PIB de la Tanzanie était de près de 11 %, et le secteur du tourisme était la plus grande source de devises étrangères du pays.
Le tourisme est devenu un piège
La protection des milieux naturels n’est donc plus tenable sans un secteur touristique international dynamique. Dans le même temps, le tourisme dépend presque entièrement de la sauvegarde des espèces phares de la Tanzanie – principalement ses éléphants et ses lions – dans certaines des réserves naturelles les plus célèbres du monde, comme le Serengeti et le Ngorongoro.
C’est cette collusion entre la protection du patrimoine naturel et le tourisme qui permet aux élites politiques et économiques tanzaniennes de justifier leur déplacement des populations rurales. Plus le secteur touristique tanzanien est prospère, plus l’État tente désespérément de protéger sa vache à lait de tout risque potentiel. Le tourisme est ainsi devenu un piège. L’État ne peut s’en passer, tandis que certains de ses habitants en souffrent.
En raison de ce rôle discutable du tourisme, l’État traite les populations rurales vivant autour des zones protégées comme des éléments de la biodiversité dont la contribution en tant que citoyens est principalement jugée en fonction de leur valeur pour le complexe touristico-environnemental.
Une dépossession organisée
À travers les publicités et les brochures touristiques, les Masai sont visuellement représentés et applaudis comme des protecteurs exotiques de la nature lorsqu’ils attirent davantage de touristes. En revanche, lorsqu’ils sapent le potentiel touristique, ils ne sont pas épargnés par des campagnes médiatiques.
En fin de compte, l’État et les autorités chargées de la gestion du patrimoine naturel considèrent comme saboteur économique tout groupe dont les pratiques d’utilisation des terres sont considérées comme un risque pour la manne du tourisme international.
À Ngorongoro, une fois que les gens ont été perçus comme une menace, un lent processus de marginalisation et de “dépossession insidieuse” a été mis en marche pour se saisir de leurs terres et déplacer les populations locales.
Il ne faut pas négliger – ou, pire, refuser de voir – cette relation trouble entre l’État, la protection de l’environnement et le tourisme, ainsi que l’attitude condescendante à l’égard des populations rurales. C’est un élément à prendre en compte lorsque nous discutons de la protection de l’environnement, lorsque nous sommes préoccupés par l’état de la faune et de la flore, ou lorsque nous envisageons notre prochain voyage dans les réserves naturelles de Tanzanie.
En d’autres termes, nous ne devons pas oublier que “le tourisme perpétue une économie politique colonialiste dans un monde postcolonial”. Les touristes qui se rendent en Tanzanie contribuent indirectement à renforcer ce statu quo et portent donc une certaine responsabilité. Qu’ils soient d’accord ou non, les touristes étrangers qui visitent les zones protégées mondialement connues de Tanzanie sont complices de cette politique de gestion du patrimoine naturel.
La Tanzanie n’est pas un zoo non clôturé
Que peut-on faire ? Il faut soutenir les efforts de la société civile tanzanienne pour mettre fin aux expulsions. Les personnes soucieuses de l’environnement doivent reconsidérer leurs pratiques en matière de dons et cesser de financer les organisations environnementales qui soutiennent – directement ou indirectement – le modèle rigide de protection du patrimoine naturel en Tanzanie et ailleurs.
Les touristes qui envisagent de se rendre en Tanzanie peuvent également faire leur part en exigeant des opérateurs touristiques qu’ils présentent la Tanzanie comme un pays peuplé d’êtres humains et d’animaux sauvages, et non comme un zoo non clôturé où seraient occultées les expulsions. Les touristes peuvent également envisager de boycotter les zones protégées dont le fonctionnement et la conservation sont liés à la dépossession des personnes vivant dans ces zones ou à proximité.