LA TRIBUNE – Vous vous trouviez ce mardi à Chambéry, aux côtés des acteurs de la montagne et des tours opérateurs ainsi que du ministre délégué au Tourisme, Jean-Baptiste Lemoyne, pour une édition certes retardée de quelques semaines, et forcément particulière, au sortir de deux années de crise Covid, mais aussi, d’une guerre menée par les troupes russes aux frontières de l’Europe, en Ukraine ?
CHRISTIAN MANTEI – Pour nous, il s’agit vraiment du salon de la reprise, et celle-ci est déjà réelle sur les marchés internationaux. On se dirige en effet vers une saison d’hiver très correcte, notamment grâce à la clientèle française, mais aussi au retour des marchés européens dont les Britanniques, même s’ils ont pris un peu de retard, ainsi que les Belges et les Néerlandais.
Du côté des chiffres, quelques 192 sociétés françaises et 319 prescripteurs issus de 41 pays auront fait le déplacement, même si l’on compte également l’annulation des tours opérateurs russes et ukrainiens, compte-tenu de la guerre qui fait rage dans ce pays ?
Nous avons reçu un peu moins de tours opérateurs que sur l’année de référence 2019, mais des délégations de tous les pays étaient bien présentes, en dehors de la Russie et de l’Ukraine.
Il s’agissait pour le secteur du tourisme d’un premier top départ vers la reconquête. Les tours opérateurs situés sur des marchés plus lointains ont eux aussi intérêt à ce que l’activité touristique mondiale reprenne, et en particulier, lorsqu’ils sont positionnés sur les activités de montagne.
Il ne faut pas se tromper car c’est ici et maintenant que se signeront les contrats de la saison d’hiver 2022-2023 à venir entre les stations, les hébergeurs, les tours opérateurs, etc. À ce titre, tout l’enjeu sera d’attirer non seulement la clientèle européenne et française sur la saison à venir, mais également, d’aller au-delà de l’Europe.
Les contraintes sanitaires ont durement affecté la fréquentation des stations de ski lors de la saison dernière. Face à un contexte sanitaire encore morcelé en fonction des pays en cette saison, mais aussi à l’émergence de la guerre en Ukraine qui ajoute d’autres facteurs d’incertitude, peut-on réellement espérer le retour d’un volume de clientèle identique à celui d’avant-crise en montagne ?
Le volume doit être le même et il reste nécessaire pour obtenir des revenus, mais il doit aussi être mieux réparti dans le temps, ainsi que sur les différents massifs.
Pour autant, la question du volume n’est pas assez précise à l’échelle d’un pays, car au fond, notre enjeu sera double : il s’agira de créer de la valeur en proposant des offres de qualité, et ce dans l’ensemble des massifs, des périodes de l’année, mais aussi des typologies de clientèles.
Nous avons vu, avec cette crise, que la montagne a beaucoup d’arguments pour elle : même si le ski reste la principale accroche en hiver, la montagne a aussi d’autres atouts à jouer en été. Nous sommes encore capables de séduire un grand nombre de visiteurs français et étrangers, en proposant différentes pratiques et activités familiales.
La France était la première destination touristique mondiale en termes de visiteurs accueillis avant la crise en 2019, avec près de 90 millions de touristes internationaux accueillis, et la 3ème destination en matière de recettes générées par le tourisme international. Or, la crise Covid a donné un sérieux coup de frein à ce secteur, qui représentait jusqu’ici 8,5% du PIB national : quid de l’après-crise ? La demande est-elle déjà repartie sur les marchés internationaux, à l’égard de la destination France ?
La France reste une destination très demandée et attractive, et il ne faut pas oublier que l’État a accompagné le secteur du tourisme comme jamais, avec près de 40 milliards d’aides délivrées, dont 7,2 milliards à destination des acteurs de la montagne. Ces aides ont touché à la fois l’appareil de production, mais aussi l’offre, les hébergements les activités, etc.
L’objectif étant que l’offre ne soit pas altérée afin que le tissu soit prêt à saisir la reprise dès qu’elle se présente. Et l’on constate que cette envie de voyager est à nouveau présente. La France a d’ailleurs globalement et malgré tout gagné des parts de marché dans le milieu du tourisme cette année, et cela grâce notamment aux aides qu’a pu mettre en place l’Etat.
La crise ukrainienne dont on parle beaucoup aujourd’hui aura-t-elle des répercussions, et notamment une influence, sur la répartition du tourisme européen dans les mois à venir ?
On sait déjà que les touristes ukrainiens et russes représentent environ 1 % de notre fréquentation internationale. Évidemment, je souhaite que pour eux cette crise se termine le plus rapidement possible, mais en attendant, il est évident que nous allons perdre cette clientèle à court terme.
Cela ne représente toutefois pas un impact économique énorme pour le secteur de la montagne lui-même, hormis pour quelques stations en Savoie comme Courchevel, où l’on dénombre près de 800.000 nuitées par année, ainsi que sur certains sites de la Côte d’Azur. Le panier moyen de cette clientèle est certes plus élevé, mais il n’y a pas que des milliardaires dans la clientèle russe, on l’oublie trop souvent.
Il est encore trop tôt pour évaluer les conséquences économiques globales, mais il y en aura, car cette crise ukrainienne fera nécessairement bouger les lignes du tourisme.
En fonction de l’inflation, de la baisse du pouvoir d’achat des consommateurs qui pourrait être entamée sur les grands marchés internationaux, des conséquences pourraient également se faire ressentir en Europe… Mais pour l’instant, ce n’est pas le cas. Nous n’avons pas enregistré d’annulations sur le reste des marchés internationaux par ailleurs.
L’autre frein de cette période de reprise reste celui des mesures sanitaires : la France a opté pour le pass sanitaire puis vaccinal, mais ce n’est pas forcément le cas de tous les pays européens, qui n’ont pas harmonisé leurs règles de vaccination. Cette absence de coordination peut-elle “gripper” encore la reprise du tourisme ?
Les différences sont de moins en moins présentes en fonction des pays, et ont plutôt tendance à s’uniformiser. D’ici cet été, il est fort probable que tout le monde soit logé d’ailleurs à la même enseigne, avec un pass vaccinal qui ne soit plus rendu obligatoire…
Et cela n’empêche pas le fait que le pass vaccinal nous ait jusqu’ici sauvé, car il est important de rappeler que ce sont les restaurateurs ainsi que les professionnels de l’hôtellerie, qui par eux-mêmes, s’étaient montrés ouverts à utiliser ce dispositif afin de pouvoir continuer à travailler.
Atout France a signé des partenariats avec les grandes plateformes de distribution mondiale comme Airbnb, TripAdvisor… Post-crise, est-ce à dire que ces acteurs sont désormais devenus incontournables sur la scène touristique française ?
Il est certain que la relance se fera à travers la distribution, et celle-ci devra être multi- canale, et se baser à la fois sur les plateformes de réservation, les agences traditionnelles, les tours opérateurs, encore la réservation directe, qui prend de plus en plus de place. Car durant cette crise, les hôteliers ont aussi l’occasion de renouer un contact direct avec leur clientèle.
L’une des questions qui va se poser sera justement de savoir si les hébergeurs vont revenir vers les plateformes comme avant, ou s’ils vont se ressaisir de leur propre distribution, en exploitant leurs datas afin de mieux connaître leurs clients.
On constate à ce titre que certains hébergeurs comme le Club Med, qui disposent d’une marque très forte, passent déjà à 98 % en direct avec leur clientèle. Mais ce pourrait être aussi le cas d’une marque locale, comprenant quelques établissements au sein d’une même région. Il existe, dans la transformation des modes de distribution, un bel enjeu à saisir.
Ces deux dernières années auront également placé sur le devant de la scène des enjeux de flexibilité commerciale, en matière de réservation. Ces pratiques pourraient-elles réellement s’installer sur du long terme sur la scène du tourisme ?
Il est certain que maintenant que la flexibilité commerciale a été testée et ancrée au sein des comportements, celle-ci va changer la donne et peser dans la relation à construire avec la clientèle. Il sera difficile de revenir en arrière.
Il s’agit bien sûr d’un enjeu majeur qui devra être discuté notamment au sein de la filière, avec ses partenaires comme les compagnies aériennes. Même si ce sujet peut poser des difficultés, on sent bien qu’il est au coeur des conversations.
Un autre enjeu qui ressort de cette période est celui de savoir si la tendance au télétravail va réellement se maintenir, et aller jusqu’à changer les modes de travail des salariés. Car il existe une autre bataille pour les hébergeurs : celle des courts séjours et notamment du dimanche soir, voire du lundi soir, qui devient un enjeu stratégique.
Lorsque l’hôtellerie est en mesure de proposer une offre commerciale sur la troisième voire la quatrième nuit, elle permet ainsi à ses clients de rester plus longtemps à des conditions avantageuses, mais aussi de désengorger les routes et les trains le week-end, tout en confortant son modèle économique dans une optique de durabilité.
Ces évolutions pourraient créer un nouveau marché, composé de voyageurs qui changeraient régulièrement de sites, pour télétravailler quelques jours entre Normandie, Auvergne, ou encore Jura… Nous avons d’ailleurs déjà identifié une pépite française, Off and Away, qui vient tout juste de se positionner sur ce créneau avec une trentaine d’hôtels partenaires.
Quelques mots également sur la notion de durabilité, alors que la France est également engagée dans un plan en matière de slow tourisme : or, sur le terrain et notamment en montagne, une forme de dichotomie demeure entre partisans du développement économique et défenseurs de l’environnement. Comment la dépasser ?
La durabilité l’affaire de tous et notamment des collectivités, de l’État… Il faut avoir à la fois une vision, mais aussi proposer un accompagnement.
Car l’économie reste l’un des piliers du développement durable : on oublie trop souvent de mentionner qu’heureusement qu’il existe des espaces économiques et touristiques. Sur certains territoires, jusqu’à 30 % du PIB est généré par le tourisme, là où ce secteur ne représente 8 % du PIB à l’échelle nationale. On ne peut donc pas se passer du tourisme.
Pour autant, il s’agit de mettre en place l’ingénierie nécessaire à l’accompagnement et à la création de valeur, à partir du développement durable, pour la transformer en cercle vertueux. On voit d’ailleurs dans toutes les études actuelles que 80 % des visiteurs sont aujourd’hui sensibles à ses questions.
Ils s’attendent à ce que les destinations qu’ils découvrent leur prouvent qu’elles font un effort pour protéger les sites vulnérables. Au fond, le marché et la clientèle sont prêts à sauter le pas, il faut ensuite monter des projets et démontrer que l’on peut continuer à créer de l’emploi et à investir, tout en étant durable.
Marie Lyan
03 Mars 2022, 9:30