Jamal Subahi en est persuadé : «Ici, c’est le futur !» Les traits tirés par les sept heures de route qui l’ont conduit de Djedda à Al-Ula, il décharge le coffre de sa vieille voiture dans l’allée d’un quartier résidentiel. Avec sa femme Feroza, ils poseront leurs valises dans une chambre d’hôtes en attendant de trouver un logement. Derrière la bâtisse, des meutes de chiens errants se disputent bruyamment un terrain vague. Le soleil décline tôt en ce début mars et la ville s’enfonce peu à peu dans la pénombre. Jamal espère y «refaire sa vie» et y relocaliser son magasin d’antiquités. «Nous voulons participer au grand projet de transformation qui fera d’Al-Ula un espace international », explique-t-il. Comme eux, de nombreux Saoudiens font le pari de s’installer dans cette bourgade de 64 000 habitants, qui n’en comptait que 32 000 en 2010, et qui se veut la vitrine de l’ouverture au monde de l’Arabie saoudite. Pour prendre la mesure des lieux, il faut se rendre sur la colline d’Harrat. Ce promontoire offre une vue unique sur la ville, qui longe une palmeraie luxuriante, comme un mirage au milieu du désert. Son petit aéroport ouvert en 2011 fut d’abord relié aux principales villes du royaume, puis aux hubs régionaux de Dubaï et de Koweit City. Rénové, il peut désormais accueillir 400 000 visiteurs par an. Cette année, pour la première fois, une liaison hebdomadaire a été testée avec Paris, de janvier à mars.
Al-Ula, vitrine de l’ouverture au monde de l’Arabie Saoudite
Il y a encore dix ans, personne n’aurait parié sur cette oasis méconnue, perdue dans les sables du Hedjaz, région du nord-ouest de l’Arabie saoudite où se trouvent des massifs montagneux formant une barrière (hedjaz en arabe) le long de la mer Rouge. La grande ville la plus proche, Médine, se trouve à 300 kilomètres au sud. Mohammed ben Salmane, 36 ans, prince héritier et homme le plus puissant du royaume, a pourtant décidé de miser sur le développement de cette vallée tombée dans l’oubli. Car les sables de la vallée d’Al-Ula ont conservé la mémoire d’un passé flamboyant, quand la cité d’Al-Hijr (renommée Hégra par les Romains et que les Saoudiens appellent Madain Saleh), petite sœur de la jordanienne Pétra, faisait rayonner la civilisation nabatéenne, il y a deux mille ans. Ces nomades arabes s’établirent ici et y prospérèrent grâce à leur inventivité et à un sous-sol riche en eau qui leur permit de faire pousser dattiers, figuiers, oliviers, faisant de leur cité une étape bienvenue pour les caravanes chargées d’encens et d’épices parcourant la route entre le Yémen et l’actuelle Jordanie. De cette époque, restent des vestiges funéraires monumentaux, dont 93 tombeaux sculptés dans la roche, aux façades finement ornementées.
En fin de journée, la couleur ocre ravivée par le soleil rasant enflamme le paysage, lézardé par d’immenses montagnes de grès qui se fondent à perte de vue dans les dunes. Au milieu de ce décor martien qui s’étend sur quelque 30 000 kilomètres carrés (l’équivalent de la Belgique), certains rochers se démarquent des autres, comme celui dit «de l’Éléphant» (Jabal al-Fil), en raison de sa forme, façonnée par l’érosion. Conscient de la valeur de ce qu’il aime qualifier de «plus grand musée à ciel ouvert du monde», le fils adoré du roi Salmane entend, grâce à cette région, non seulement dynamiser l’activité locale mais aussi diversifier l’économie nationale, encore largement dépendante des revenus pétroliers (environ 35 % du PIB saoudien). En 2016, le prince a inscrit cette stratégie au cœur de son plan Vision 2030, dont le tourisme est l’un des principaux piliers : d’ici à 2030, ce secteur, dopé par des projets de développement comme celui d’Al-Ula, devrait contribuer à hauteur de 10 % à la richesse nationale, contre seulement 3 % aujourd’hui. En s’ouvrant aux visiteurs internationaux, Al-Ula contribue par ailleurs à redorer l’image d’un régime autocratique, où toute opposition est bâillonnée et où 92 personnes ont été exécutées depuis le début de l’année 2022.
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Hégra, Dadan : des sites archéologiques inscrits au patrimoine mondial de l’humanité
La cité d’Hégra, à une quarantaine de minutes de route de la ville d’Al-Ula, fut le premier site archéologique saoudien inscrit par l’Unesco, en 2008, sur la liste du patrimoine mondial de l’humanité. Les archéologues saoudiens y menèrent les premières fouilles dans les années 1980. En 2002, un projet d’exploration franco-saoudien fut lancé sous la direction de l’archéologue franco-libanaise Laïla Nehmé, directrice de recherche au CNRS. Auteure d’un guide, Archéologie au pays des Nabatéens d’Arabie (éd. Hémisphères, 2019), elle souligne le caractère syncrétique de l’architecture funéraire de la vallée, «résultat de multiples influences, arabes, égyptiennes, gréco-romaines et mésopotamiennes, rendues possibles par les échanges culturels que les Nabatéens ont entretenus avec leurs voisins.»
Non loin, le site de Dadan est, lui, encore peu connu du grand public. Il accueillit pourtant deux royaumes, celui des Dadanites et celui des Lihyanites, au moins sept siècles avant l’arrivée des Nabatéens. Ses «tombes aux lions», également taillées dans la roche, sont certes moins spectaculaires que les sépultures nabatéennes. Mais elles révèlent l’histoire très ancienne de la vallée. Depuis les années 2000, des fouilles y sont aussi menées. «Il reste beaucoup de questions en suspens sur les interconnexions entre ces royaumes, explique Abdulrahman al-Suhabaini, le codirecteur de la mission de Dadan. Pour cette raison, la région d’Al-Ula est certainement aujourd’hui l’un des plus grands chantiers archéologiques au monde.»
Annexée au IIe siècle par l’Empire romain, la vallée devint, à l’ère islamique, une étape pour les pèlerins se rendant à La Mecque et à Médine, les lieux les plus saints de l’islam. L’endroit leur offrait alors un répit auprès d’habitants à l’hospitalité vantée, au XVIe siècle, par l’explorateur arabe Ibn Battuta. Le voyageur britannique Charles Doughty, en 1876, puis les pères dominicains Antonin Jaussen et Raphaël Savignac, au début du XXe siècle, contribuèrent plus tard à la redécouverte de cette histoire grâce à leurs ouvrages et à leurs photographies.
Aujourd’hui, c’est un autre style de voyageurs que l’on y rencontre. Dans un espace verdoyant entouré de zones de parking, une petite dizaine de touristes roumains, appareil photo numérique à la main, attendent un bus pour visiter les vestiges d’Hégra. En ce début mars, il n’y a pas foule au Winter Park, point de départ pour la découverte de la vallée. Les rayons du soleil au zénith ne sont pourtant pas des plus agressifs en cette période de l’année. Les quelques cabanons, dont l’un est à l’enseigne d’une grande chaîne de fast-food américaine, sont encore fermés. De jeunes Saoudiens vêtus de la dishdasha et coiffés de la ghutra rouge et blanche, le couvre-chef traditionnel, orientent la poignée de visiteurs. Tous travaillent pour la Commission royale pour Al-Ula (RCU). Cette entité publique, créée en 2017 par un décret royal et dirigée par Amr al-Madani, un proche de Mohammed ben Salmane, a pour objectif de «développer et de protéger» le patrimoine historique et naturel de la région.
Entre deux rendez-vous, son porte-parole, Abdulrahman al-Trairi, reçoit au bord de la piscine, sur le luxueux campus de la RCU édifié en plein désert : «Ce territoire, c’est un voyage dans le temps, lance-t-il en pointant les immenses montagnes de grès qui surplombent les lieux. Il était ouvert à différentes civilisations et comme vous le voyez, aucune n’a détruit ce qui a été bâti auparavant. Le royaume est une terre de respect pour toutes les civilisations, les croyances et les nationalités.» Pour cet ancien journaliste reconverti dans la communication gouvernementale, Al-Ula serait un symbole de tolérance. Quelques années plus tôt, les tenants du wahhabisme — doctrine considérée comme la version la plus fondamentaliste de l’islam — reniaient ouvertement le passé préislamique de l’Arabie saoudite. Depuis l’ascension du prince héritier, les autorités tentent d’affaiblir ce discours conservateur.
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Desert X, un festival dédié au land art
L’Arabie saoudite partait presque de zéro en matière de tourisme. Auparavant, seuls les travailleurs expatriés et leurs familles y avaient accès, ainsi que les pèlerins musulmans voyageant vers Médine et La Mecque. C’est en septembre 2019 que le royaume a décidé d’accorder des visas aux touristes internationaux. «Le tourisme de masse n’est pas l’objectif recherché», promet Abdulrahman al-Trairi. À court terme, les aspirations de la RCU sont d’ailleurs encore modestes : 250 000 visiteurs sont attendus à Al-Ula l’année prochaine, contre un peu moins de 100 000 en 2021. Mais à long terme, la Commission royale se veut nettement plus ambitieuse, puisqu’elle se plaît à évoquer deux millions de visiteurs en 2035. Pour les accueillir, la RCU ambitionne de construire environ 10 000 chambres d’hôtel en une décennie.
En 2018, un accord de coopération a été signé avec la France. L’Agence française pour le développement d’Al-Ula, ou Afalula, dirigée par l’ancien président d’Engie, Gérard Mestrallet, a pour mission d’accompagner le développement de la vallée en apportant l’expertise française en matière d’archéologie, d’hôtellerie ou de sécurité. L’un des projets les plus fous est celui de Jean Nouvel, architecte star, connu dans la région pour avoir imaginé le musée du Louvre Abu Dhabi ou le musée national du Qatar. Il prévoit de créer, dans la vallée d’Al-Ula, un hôtel cinq étoiles et des villas taillées à même le roc, à l’image des tombes nabatéennes.
Suspendue au milieu d’un bosquet de palmiers, une étonnante installation rose fuchsia ornée de pampilles dorées se reflète dans l’eau d’un bassin. Cette œuvre de l’artiste saoudien Rashed al-Shasha, baptisée Thuraya et aujourd’hui exposée au Madrasat AdDeera, un centre d’art et de design situé dans la vallée, fut conçue dans le cadre du premier programme de résidence artistique d’Al-Ula. Six artistes avaient pour défi de faire «renaître l’oasis». «Nous leur avions demandé de se fondre dans le décor, de s’adapter aux paysages et à l’histoire», explique Sumantro Ghose, le directeur de la programmation artistique au sein de la RCU. Rashed al-Shasha dit avoir été inspiré par l’importance des étoiles dans la vie des agriculteurs locaux. Et cette année, la vallée accueille également pour sa deuxième édition Desert X, un festival dédié au land art. Sur le thème du mirage, une quinzaine d’œuvres éphémères, conçues par des artistes arabes, européens ou africains, jalonnent le désert alentour.
«Tout ce que nous faisons, nous le faisons avant tout pour la population locale», assure Sumantro Ghose. A ainsi été mise sur pied une formation destinée aux artisans afin qu’ils puissent vendre leurs produits — textiles ou objets de décoration — aux touristes et aux habitants. Depuis la création de la RCU, ces programmes se sont multipliés. Un partenariat avec l’école de gastronomie Ferrandi, basée à Paris, a été mis en place en 2019 pour former une nouvelle génération de chefs originaires de la région. En novembre dernier, c’est un institut de langues qui a été créé : l’anglais, l’arabe, le français, le mandarin et même le nabatéen y sont enseignés dans un bâtiment aux murs roses de la ville moderne d’Al-Ula.
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Un programme pour étudier l’archéologie à l’étranger
Par ailleurs, une bourse d’étude est accordée aux jeunes de la région qui souhaitent se former hors frontières. Hanadi Abokadejah, 39 ans, en a bénéficié pour étudier l’histoire à l’université Paris I en France, où elle a soutenu, en 2020, une thèse en histoire médiévale. Elle travaille à présent à Al-Ula. Au milieu de la vieille ville bâtie au XIIIe siècle, abandonnée dans les années 1980 par la population après l’essor pétrolier du pays, la jeune femme recense les maisons de briques crues dégradées par le temps. Elle-même originaire de Djedda, Hanadi Abokadejah connaît bien Al-Ula, où ses parents ont vécu enfants. «J’ai beaucoup de souvenirs ici, raconte-t-elle dans un français impeccable. C’est une immense fierté de venir aider les équipes d’archéologues à comprendre cette cité.» Hanadi participe aujourd’hui à l’exploration des ruelles encore mystérieuses, qui ne sont ouvertes qu’en partie aux touristes. Les archéologues qui déambulent en gilet fluo et casque de chantier se mêlent aux visiteurs venus profiter de l’un des endroits les plus animés d’Al-Ula grâce à ses cafés et restaurants chics récemment aménagés.
D’autres jeunes Saoudiens ont bénéficié de ces programmes : «Nous avons envoyé des étudiants en Europe ou aux États-Unis», souligne l’archéologue Abdulrahman al-Suhabaini. À 37 ans, lui-même formé en France, il enseigne à l’université du Roi-Saoud, à Riyad. «Longtemps, ce fut l’unique département d’archéologie en Arabie saoudite, dit-il. Désormais, cette discipline est dans la lumière.» Des départements spécialisés ont ouvert dans plusieurs universités du royaume, comme à Haïl, dans le centre du pays, ou à Dammam, dans l’est.
Faiz al-Juhani, 45 ans, officie comme rawi, «raconteur d’histoires» en arabe, l’équivalent d’un guide touristique. «Il est très important pour nous de raconter ce passé au monde», dit-il. Avant l’arrivée des touristes étrangers, ses récits teintés d’humour étaient réservés aux locaux. «Je suis en train de vivre un rêve !, s’exclame Faiz. Les touristes affluent maintenant de partout. » Attablé devant une limonade au Merkaz , un café branché d’Al-Ula, Adel al-Enazi, 29 ans, est lui aussi rawi. «Avant, il n’y avait pas grand-chose à faire ici, explique-t-il. Nous avions peu d’opportunités professionnelles. Les gens partaient dans les grandes villes pour trouver du travail. À présent, ce sont eux qui viennent chercher du boulot ici. Et regardez autour de vous, les loisirs pour la jeunesse sont partout !»
En Arabie saoudite, plus de la moitié de la population a moins de 30 ans. Malgré un taux de chômage officiel au plus bas depuis 2009 (11 % des actifs), l’emploi reste un défi. Saleh al-Soraya, un homme d’affaires originaire de La Mecque qui a investi dans un complexe hôtelier à Al-Ula, se dit confiant : «Dans le passé, on était trop extrémiste. Grâce à la nouvelle vision de nos dirigeants, nos jeunes, en grande partie éduqués à l’étranger, peuvent bénéficier de cette évolution.» Il nuance toutefois : «Il est important de respecter notre religion et notre culture.» Car en coulisses, certaines voix s’élèvent contre ce vent de changement. Mais discrètement : les projets de développement d’Al-Ula n’ont pas fait l’objet d’une contestation publique, à la différence de celui de la mégapole de Neom, qui a vu des Saoudiens protester ouvertement contre des démolitions. Dans la vallée aux tombeaux nabatéens, le mode de vie des habitants n’a pas encore été bouleversé. Et les journées sont toujours rythmées par la tradition. D’ailleurs, voici venue l’heure d’Ichâ, la cinquième et dernière prière quotidienne des musulmans. Les commerces de la ville baissent leurs rideaux et la voix du muezzin emplit les ruelles silencieuses.
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Les projets ambitieux du prince héritier Mohammed Ben Salmane
- Neom, un mirage écolo-futuriste. Taxis volants, lune artificielle, pistes de ski… le tout en plein désert, dans le nord-ouest du pays, sur une surface équivalente à 30 fois New York. C’est le rêve à 500 milliards de dollars du prince Mohammed ben Salmane. La mégapole futuriste de Neom (du grec neo et de l’arabe mostaqbal, «futur») est censée sortir de terre d’ici à 2025. Le projet, présenté comme une vitrine des nouvelles technologies et des énergies renouvelables, a suscité une vive opposition et un homme qui protestait contre l’expulsion des habitants (bédouins en majorité) a été tué par la police.
- Côte ouest, une riviera en or. Au bord de la mer Rouge, outre le futur resort «zéro carbone» d’Amaala, l’ambitieux projet Red Sea, promet sur les côtes et 22 îles de la province de Tabuk, hôtels et marinas de luxe, terrains de golf… Livraison prévue : 2030.
- Al-Awamia, pépite de l’est. Le centre, chiite, de cette ville a été démoli par le Royaume (sunnite) officiellement pour mettre en valeur l’architecture locale, «joyau du patrimoine saoudien».
- Qiddiya, tout pour le show. Dirigé par un ancien de chez Disney, ce lieu alliant activités culturelles et parcs d’attractions, près de Riyad, sera la «capitale mondiale du divertissement».
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➤ Article paru dans le magazine GEO, n°520, de juin 2022.
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© Jocelyn De Lagasnerie / hemis.fr
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