En Ouganda, les visiteurs se sont évaporés, et les braconniers ressortent du bois. Depuis le printemps, lions, girafes, antilopes et même le rare gorille à dos argenté paient au prix fort la pause imposée par la pandémie de Covid-19. Avec des mesures de confinement décidées dès la mi-mars et l’arrêt consécutif des safaris, l’un des piliers de l’économie du pays s’est effondré et, avec lui, ce qui garantissait en grande partie la protection de la faune. Terminé les allées et venues des Jeep de touristes armés de jumelles et de téléobjectifs qui dissuadaient les chasseurs. Fermés, les lodges de luxe façon Out of Africa, dont les terrasses panoramiques tenaient aussi lieu de vigie. Sans compter que la manne touristique finançait salaires des rangers et opérations antibraconnages. Résultat, selon l’Uganda Wildlife Authority, le nombre d’actes de braconnage dans l’ensemble des dix parcs nationaux du territoire a déjà plus que doublé par rapport à l’an dernier.
L’impact de la crise sanitaire sur le secteur du tourisme
Féroce comme dans un roman de Kipling, ce drame africain dévoile à quel point le coup d’arrêt imposé au secteur du tourisme bouleverse les équilibres. Aux quatre coins du globe, la vision des lieux désertés par l’Homo touristicus, espèce aussi lucrative qu’horripilante, vaut toutes les études d’impact. D’abord parce que le secteur, qui pèse pour 10 % du PIB mondial et emploie 313 millions de personnes, connaissait une croissance échevelée ces dernières décennies. Avec 1,5 milliard de déplacements dits « de loisir » à travers la planète en 2019 (contre 215 millions en 1970), la perspective de dépasser les deux milliards avant 2050 ne faisait ainsi, pour l’Organisation mondiale du tourisme (OMT), aucun doute. Mais qu’en sera-t-il désormais ?
Ensuite parce que cette crise sanitaire sans précédent révèle l’ambivalence d’une industrie pas comme les autres, où le meilleur et le pire sont souvent assez proches l’un de l’autre. Troisième ressource économique mondiale (après la chimie et les carburants, mais devant l’agroalimentaire et l’automobile), « le tourisme a cette singularité de vendre des merveilles – une cathédrale, une plage paradisiaque, une vue imprenable – qui ne lui appartiennent pas », rappelle avec ironie le professeur Jan van der Borg, économiste à l’université de Louvain (Belgique), l’un des premiers à avoir théorisé, dès les années 1990, les impacts environnementaux et sociaux du secteur.
Depuis, la notion de « surtourisme » a émergé dans maints endroits, des temples cambodgiens d’Angkor aux grands parcs nationaux nord-américains. Avec son corollaire : la « tourismophobie », phénomène de rejet documenté notamment dans les grandes villes européennes (Barcelone, Lisbonne…), lorsque le quotidien des habitants se complexifie en raison de l’accroissement des visiteurs étrangers, entre hausse des loyers, raréfaction des services et commerces de proximité, accumulation de déchets et engorgement des transports en commun…
A quoi s’est ajoutée, plus récemment, l’image dégradée des déplacements eux-mêmes, le transport aérien en tête, responsable, selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE), de 3 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre (en comparaison, les activités liées à Internet représentent 4 %, et celles du textile et de l’habillement, 8 %).
La crise sanitaire révèle les effets néfastes du tourisme à échelle industrielle
Aujourd’hui, les effets néfastes du tourisme à échelle industrielle apparaissent d’autant plus clairement… qu’ils se sont subitement éclipsés. Du côté de Venise, où trente millions de visiteurs (pour 55 000 habitants) ont déferlé en 2019, la lagune a retrouvé sa limpidité naturelle lors du confinement, si bien que les locaux ont découvert que le labyrinthe de canaux contient, ô surprise, des poissons !
Tandis qu’à Barcelone, les graffitis « Tourists, go home ! » (« Touristes, rentrez chez vous ! ») semblent presque devenus anachroniques. Dans le fameux marché de la Boqueria, qu’un arrêté municipal interdisait déjà aux groupes de plus de quinze personnes lors des week-ends, les harangues des marchands résonnent à nouveau. Surtout, la capitale catalane constate avec sidération que la chute de la fréquentation touristique provoque enfin ce que les habitants réclamaient depuis des années : une baisse des loyers (moins 3 % en juillet). D’après l’association des Appartements touristiques de Barcelone, 40 % des logements hébergeant des voyageurs ont été transformés en locations permanentes depuis le début de la crise sanitaire.
Ces changements annoncent-ils la fin d’un tourisme prédateur et moutonnier ? Les acteurs du secteur s’accordent à dire que le retour aux niveaux de fréquentation d’antan prendra du temps en raison de l’affaiblissement inédit des compagnies aériennes et des délais nécessaires pour qu’un vaccin soit disponible. Cependant, dès le mois de mai, l’OMT s’inquiétait : la crise risque de fragiliser comme jamais les professionnels du secteur (dont 80 % sont des PME), au point de remettre en cause les progrès en cours et favoriser paradoxalement des pratiques peu favorables à l’environnement. « Difficile de prédire quoi que ce soit, soupire Jean- Pierre Mas, le président des Entreprises du voyage, principal syndicat français des voyagistes et tour-opérateurs. Pendant encore plusieurs mois, de grandes destinations vont rester vides et les pertes financières vont être considérables. De ce fait, il ne serait pas impossible que l’on assiste, après cette période, à des phénomènes de rattrapage, voire à une frénésie, avec des prix très attractifs, car de nombreuses économies nationales qui reposent sur la ressource touristique sont déjà aux abois. »
Les crises précédentes ont montré la capacité du tourisme à rebondir
Souvent liées à des attentats ou événements géopolitiques, les précédentes crises ont montré la capacité du tourisme à rebondir. Exemple ? Le 11-Septembre. « Les réservations pour New York sont reparties de plus belle seulement trois mois plus tard », se souvient Jean-Pierre Mas. Autre fin connaisseur du secteur, Michel-Yves Labbé, le patron du site Départ demain et fondateur de Directours, ne croit pas « aux grandes révolutions spontanées ». « Sans doute y aura-t-il des évolutions importantes dictées par la nouvelle génération, qui refuse de transiger sur la question environnementale », nuance-t-il.
Le PDG de Voyageurs du monde, Jean-François Rial est, lui, plus radical. Dès avril, en plein confinement, il annonçait dans une note pour le think tank Terra Nova une reprise mondiale en deux phases à l’automne 2021. « Ma prévision n’a pas changé, dit-il. Début 2021, le tourisme devrait repartir, même si c’est vers un panel limité de destinations. Dès que possible, les gens voudront retrouver le plaisir de s’évader. Pour beaucoup, la frustration de ne pas voyager est très forte. » Après interviendrait une seconde phase, plus régulatrice : « S’imposera un chamboulement politique, avec une fiscalité verte plus lourde en direction des tour-opérateurs et des compagnies aériennes. C’est une évidence, l’avion ne sera pas propre avant longtemps, alors il faudra en payer le coût environnemental : une taxe de 150 euros pour un Paris-New-York pourrait devenir une réalité. Quant au low cost, ce système appartiendra, selon moi, bientôt au passé tant les prix pratiqués ne reflètent pas l’empreinte carbone d’un vol. »
Pour l’heure, les compagnies à bas coût comme Ryanair, Wizzair ou EasyJet ont continué cet été à profiter de la réouverture des frontières à l’intérieur de l’Union européenne avec des résultats trimestriels meilleurs qu’attendus.
Voyager responsable, une utopie ?
Regroupant plus de 150 organismes en France (tour-opérateurs, hébergeurs, etc.), l’association Acteurs du tourisme durable (ATD) est sur la même ligne. « Le tourisme ne doit pas repartir comme avant », insistait-elle dans le Manifeste pour un plan de transformation du tourisme, publié au printemps. « C’est une occasion unique de ne plus faire l’autruche, détaille Guillaume Cromer, président d’ATD et à la tête du cabinet de prospective ID-Tourism. Il est par exemple devenu absurde de continuer à apprécier les performances d’une destination seulement par le nombre de nuitées et le montant des dépenses des visiteurs. » Il pense par ailleurs que les aides financières aux professionnels sont aujourd’hui indispensables pour leur survie, mais qu’il serait essentiel aussi que ces mesures puissent « avoir des effets sur la sobriété carbone, la préservation de l’environnement, les retombées sociales, et produisent un tourisme enfin bienveillant, qui aurait davantage de sens, lutterait contre la dégradation de certains lieux ou réparerait les dommages causés au mode de vie des locaux. »
Une utopie ? « Tout reste à faire », concède Guillaume Cromer. Les classes moyennes chinoise ou indienne, nouvelles contributrices à la massification du tourisme, auront-elles par exemple à cœur de visiter le monde autrement ? Faut-il d’ores et déjà leur interdire les joies balnéaires ou les visites patrimoniales dont ont usé et abusé les Occidentaux depuis près de quarante ans ? Et en Europe, jusqu’à quel point le globe-trotter de demain acceptera-t-il de payer plus cher ou de remplacer un rapide trajet en avion par une longue nuit de roulis dans un train ? En 2017, une enquête de l’agence de voyages Tui montrait que 84 % des vacanciers européens trouvaient important de réduire leur empreinte carbone, mais seuls 11 % étaient prêts à en assumer les coûts ou les contraintes supplémentaires.
« Pourtant, les mentalités évoluent vite, tous les voyagistes le constatent, au point même de se sentir dépassés par ce mouvement de société », rétorque Julien Buot, à la tête d’Agir pour un tourisme responsable (ATR). Depuis 2004, cette association promeut un label destiné aux opérateurs de voyages engagés dans le tourisme durable. Selon des critères environnementaux, mais aussi éthiques et sociaux, comme les conditions de travail des guides ou des chauffeurs de bus. Seize entreprises françaises ont été certifiées, parmi lesquelles les Maisons du voyage, Circuits découvertes by Club Med ou encore Terres d’aventure. Signe des temps : soixante autres voyagistes sont actuellement en demande de labellisation. Du jamais vu !
Quant au rêve d’une certification touristique à l’échelle européenne sur le modèle de la labellisation bio, il fait son chemin. « Ces progrès prouvent que des évolutions sont possibles rapidement, insiste Julien Buot. A l’horizon 2025, le label ATR imposera par exemple que 100 % des émissions carbone produites par un client soient compensées par l’agence de voyages. »
Les villes se rebellent, un front anticroisières se dresse en Méditerranée
Plus coûteux, les séjours lointains pourraient se faire plus rares. Contrepartie : ils devraient être plus longs. « Les consommateurs économiseront pour s’offrir un voyage de qualité une fois par an, le reste de l’année, ils passeront des vacances plus près de chez eux », prédit l’économiste du tourisme Jan van der Borg. « Cette tendance reste timide mais elle était déjà perceptible avant la pandémie, constate Jean-Pierre Mas. Les consommateurs sont par exemple de moins en moins tentés par les “weekends Kleenex” où il s’agit de “faire” Rome ou Prague en quarante-huit heures, vols compris. » Dans le cadre d’un livre blanc sur le climat et le tourisme qui sera dévoilé en octobre, l’association ATR réfléchit même à un nouveau baromètre environnemental, où serait mis en balance le ratio distance/ durée du séjour. « Par exemple, explique Julien Buot, un long courrier pour le Japon qui correspondrait à un minimum de trois semaines sur place serait mieux noté qu’un low cost Paris-Lisbonne pour un séjour de deux ou trois jours. »
Autre emblème du tourisme de masse, les croisières géantes avec leurs milliers de passagers à bord pourraient ne pas se relever. Les images des navires contaminés par le coronavirus et soumis à des quarantaines dignes de l’époque de la peste ont marqué les esprits. « Avant la pandémie, de nombreuses villes rejetaient déjà ces immeubles flottants », rappelle la militante Jane Da Mosto, de l’association We Are Here Venice (« Nous sommes là Venise »). Cette dernière est en train de construire en Méditerranée un front anticroisières, rassemblant diverses organisations de Venise, Barcelone ou Dubrovnik. « Partout, analyse la Vénitienne, les études d’impact nous montrent que ces croisières ne rapportent, malgré leur taille, pas grand-chose aux habitants des escales, car le déferlement des croisiéristes pendant quelques heures ne donne en réalité pas lieu à une consommation suffisamment significative pour l’économie locale ni à des échanges avec les habitants. » Contacté pour réagir à ce débat, le géant du secteur MSC Croisières n’a pas souhaité répondre à nos sollicitations.
Gérer les flux
Décourager les visites expresses en instaurant des taxes pour qui ne passerait pas au moins une nuit sur place, comme y réfléchit depuis peu la municipalité de Venise. Freiner les rassemblements autour de sites supposés incontournables, par exemple en brouillant les signaux numériques pour que les réseaux sociaux ne poussent plus les foules connectées à se faire photographier sans cesse au même endroit. Etaler davantage les arrivées par un système de primes et de gratuités offertes à ceux qui débarqueraient hors saison. Ou encore mettre en place des quotas et généraliser les réservations obligatoires, comme c’est déjà le cas pour la Cité interdite de Pékin ou l’ascension du mont Blanc (en été, une réservation en refuge – 214 places maximum – est désormais exigée avant de se lancer). Ou même interdire temporairement l’accès à un site naturel pour lui donner le temps de se régénérer – voire à tout un archipel, comme les îles Féroé (100 000 visiteurs par an pour 50 000 habitants), qui imposent chaque année depuis 2019 une « fermeture technique » au printemps, durant un week-end. Conclusion de l’expert Guillaume Cromer : « Les destinations les plus en vue n’ont pas attendu la pandémie pour entamer toutes ces réflexions. »
Mais la limitation des flux risque de réduire les profits. Quand une part importante du PIB d’un pays (11 % en Thaïlande, 14 % en Espagne ou 20 % en Croatie) repose sur le tourisme, brider les arrivées et les visites demande du courage – d’autant plus aujourd’hui avec la crise économique. En Thaïlande, les autorités tiennent pourtant bon : sur Koh Phi Phi, la baie paradisiaque de Maya, popularisée par le film la Plage (sorti en 2000 avec Leonardo Di Caprio) et touchée par la surfréquentation (plus de 5 000 visiteurs par jour), a été interdite dès juin 2018 pour la préserver d’une catastrophe écologique annoncée, la majorité des coraux étant affectés. Une fermeture censée durer quatre mois, mais finalement prolongée jusqu’en 2021, malgré la colère des exploitants et hôteliers.
Même fermeté à Dubrovnik, en Croatie : suite à une demande de l’Unesco, la fréquentation de la vieille ville est dorénavant limitée à 4 000 personnes simultanément. La municipalité a installé compteurs et caméras pour y veiller. Quant à Amsterdam, ce sont les jours des enterrements de vie de garçon dans le fameux quartier Rouge qui semblent comptés. « Voilà un produit touristique qui cartonne pourtant, remarque Guillaume Cromer. Mais la ville est en train de faire des choix radicaux, en interrompant même les liaisons low cost qui lui font du tort, avec l’Angleterre notamment. » Non contente d’avoir annoncé en juin le bannissement des locations Airbnb dans son centre-ville, la cité néerlandaise prélève désormais une taxe de 7 % sur chaque note d’hôtel. Une somme qui doit financer des projets de développement des quartiers périphériques et élargir les connexions en transport en commun au profit des habitants…
Un tourisme choisi, et non plus subi : telle est donc la nouvelle tendance. Pour redonner toute sa valeur à ce que l’écrivain bourlingueur Nicolas Bouvier appelait « l’usage du monde ».