“J’ai toujours pensé que le Moyen-Orient n’était que de la roche et du sable et plein de fous fanatiques. Je veux dire que c’est tout ce que les médias nous montrent, n’est-ce pas ?” s’interroge le youtubeur voyage bald and bankrupt dans une vidéo postée le 24 avril 2022. Bien décidé à se “débarrasser de [son] ignorance et de [ses] préjugés”, le Britannique est parti visiter “le pays qui a probablement la pire réputation de tous, la Syrie”. Il y a consacré un vlog de presque une heure, visionné plus de trois millions de fois, dans lequel on le voit marcher dans les rues de Damas, gravir le Krak des chevaliers ou encore visiter le village de Maaloula, où les stigmates de la guerre civile sont encore visibles.
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Coupée du monde par la pandémie de Covid-19, la Syrie s’est rouverte aux touristes en octobre 2021 – elle avait recommencé à accorder des visas touristiques dès 2018. Depuis, de plus en plus de blogueurs et influenceurs voyage s’y rendent, promettant de montrer une “autre facette de la Syrie” : celle d’un pays abordable financièrement, sûr et convivial, parfois sans même mentionner les violations des droits de l’homme perpétrés par le régime de Bachar al-Assad.
Une poignée d’agences de voyages proposent des circuits de groupe pour 1 500 euros en moyenne – à noter qu’il est impossible de se rendre en Syrie sans un guide et un voyagiste agréé par le gouvernement. “Enfin la Syrie redevient ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être : une destination phare pour tous les voyageurs amoureux d’Histoire et de patrimoine culturel d’exception”, s’exclame l’agence de voyages française Clio.
“Voyager en Syrie est vraiment une expérience surréaliste”, s’enthousiasme Young Pioneer Tour, un voyagiste chinois, qui propose un circuit d’une semaine comprenant les visites de Damas (où sont visibles les “effets déchirants de la guerre”), d’Alep et de Palmyre, “recouverts d’un manteau de destruction”. Sans oublier un détour shopping pour acheter “quelques souvenirs” du dictateur Bachar al-Assad.
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Des influenceurs qui voyagent en Syrie pour “se démarquer”
Une aubaine pour le régime, qui cherche à raviver le tourisme et à afficher au monde un semblant de normalité après des années de guerre. Au début de ce mois d’octobre 2022, le ministère du Tourisme a lancé 25 nouveaux projets touristiques dans l’espoir d’attirer investisseurs et touristes étrangers. Parmi eux, la création de plages privées, souligne The Guardian. Une annonce qui intervient après la signature d’un accord de plus de 59 millions d’euros avec la Russie pour la construction d’un complexe hôtelier dans la ville côtière de Lattaquié.
Aujourd’hui, les influenceurs “vont en Syrie parce qu’il faut faire quelque chose de différent pour se démarquer” des autres, soutient au Guardian Sophie Fullerton. La chercheuse en désinformation prend l’exemple d’un vlogger qui, après avoir visité le pays, est passé de 700 à 50 000 followers. Pour les militants syriens, amers, ces influenceurs montrent au monde une image tronquée de la Syrie.
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Car la Syrie reste un pays en guerre, sous le coup de sanctions internationales. Depuis 2011, la guerre civile a tué près de 350 000 personnes, en a exilé des dizaines de millions, a détruit les infrastructures et les habitations. La répression orchestrée par le régime de Bachar al-Assad, accusé de crime contre l’humanité, empêche toujours le retour de plus d’un tiers de la population.
“Alors que les bruits de la guerre s’amenuisent en Syrie – malgré la persistance de plusieurs lignes de front actives – et que les visiteurs font leur retour, certains réclament que les touristes s’interrogent sur la manière dont leur voyage contribue à soutenir un gouvernement notoirement brutal et tyrannique”, résume The Washington Post.
“La Syrie est toujours en proie à un conflit, mais il est important de souligner que ce n’est pas pour cela que nous y allons”, se défend l’agence Rocky Road Travel, qui propose une dizaine de circuits en Syrie. “Nous ne visitons aucune zone de guerre active et nos circuits ne visent pas à faire du tourisme de misère ou de pauvreté. La Syrie est un pays dont l’histoire et le patrimoine sont riches. En fait, le tourisme en Syrie aide la population et l’économie à un moment crucial.” Avant la guerre, le pays accueillait plus de huit millions de touristes par an. L’industrie du tourisme employait 8,3 % de la main-d’œuvre locale et contribuait à près de 14 % du produit intérieur brut (PIB), détaille Syria Justice and Accountability Center (SJAC) dans une note publiée en 2021.
Mais, pour l’ONG syrienne, “si le tourisme peut aider certains habitants de la Syrie, une promotion de masse sans nuance ni compréhension est au mieux irresponsable et potentiellement fatale pour de nombreuses personnes qui vivent encore chaque jour dans l’ombre de la violence, de la pauvreté et de la répression”. SJAC s’inquiète du “danger” de la promotion des voyages en Syrie par les influenceurs voyages, qui encouragent “les dépenses d’argent qui, en fin de compte, soutiennent le gouvernement”. L’ONG conclut : “Le tourisme ne devrait être encouragé que lorsqu’un accord de paix équitable aura été conclu et qu’un retour digne pourra être garanti pour les centaines” de milliers Syriens en exil.
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